Ma première fois à Baratier
Ce matin-là, au début du mois de juillet, ma mère et moi sommes en route pour rejoindre la Place de la Mairie à Sorgues. Nous y allons à pied car ce n'est pas très loin de la maison de ma grand-mère où nous habitons. Je connais bien ce trajet que je fais tous les jours durant l'année scolaire, mon école étant à une centaine de mètres de la mairie.
Mais l'école est finie depuis déjà deux semaines et ma mère, comme à chaque été, m'envoie en colonie de vacances. Cette année ce sera Baratier, dans les Alpes, dont je n'ai jamais entendu parler. Les colos, je connais, puisque j'ai été une fois à Carnon au bord de la mer, et une autre fois à Praz-sur-Arly à quelques kilomètres de Megève. J'en ai conservé de très bons souvenirs, quoique fragmentaires: sable, coquillages et crabes à Carnon; montagne, chenilles et serpents à Praz. Et bien sûr il y a eu les bons moments d'amusement avec les copains et la gentillesse des monitrices ainsi que la découverte des choses de la nature et de la vie, bref tout ce qui ne pouvait pas s'apprendre à l'école ou chez soi.
En ce début d'année 1955, je viens d'avoir 9 ans et je suis assez grand pour porter la valise dans laquelle on a rangé le linge et les affaires dont j'aurai besoin, comme tous les autres garçons, durant les 45 jours que dure la colo. Plus un sac à dos qui servira lors de sorties pour des balades dans la région et qui contient, entre autres, une gourde en métal, une lampe de poche et des chaussures. Pour aller avec la gourde, ma grand-mère a joint une petite bouteille d'Antésite, un concentré de réglisse. Quelques gouttes dans la gourde suffisent à rendre l'eau délicieusement parfumée.
Tout le linge, à part les chaussettes, a été soigneusement identifié à mon nom en cousant des étiquettes. Cette tâche a été accomplie par ma mère et ma grand-mère qui n'ont pas voulu prendre le risque de me confier une aiguille!
Le temps de vous dire tout ça, nous voici arrivés sur la Place de la Mairie. Il y a déjà du monde. Des enfants accompagnés de leur mère, ou de leur grand-mère, ou de leur tante. Rarement par des hommes. Des valises et des sacs à dos sont posés à leurs pieds et tout le monde discute. Je suppose que chacun pose des questions sur notre destination, surtout à ceux pour qui ce n'est pas la première fois. Mais au fond, on sait bien que les réponses, on les trouvera à notre arrivée.
Enfin, voici un car qui se pointe, et on sait que c'est pour nous car on voit sur le toit des sacs et des valises. Après s'être garé lentement sans écraser personne, le chauffeur descend avec deux ou trois personnes qu'on suppose être des moniteurs. On vérifie nos noms puis on commence à embarquer nos bagages dont la majorité va rejoindre le toit, arrimés tant bien que mal, coincés avec les autres pour éviter qu'ils ne se déplacent. J'ai toujours été admiratif devant ces monticules de sacs et de valises. Et je crois bien qu'il n'y a jamais eu de perte durant le trajet. Il faut dire que, chargés comme ils l'étaient, les cars ne roulaient pas très vite et mettaient au moins six heures (avec les arrêts) jusqu'à la colo, ce qui nous donnait l'impression que Baratier était au bout du monde! On partait vraiment pour une région lointaine.
Avant de remettre en route les cars, ce sont les au-revoir des mamans à leurs enfants. Elles essuient discrètement les larmes qu'elles ne peuvent contenir. La porte du car se referme et le chauffeur démarre doucement pour aller prendre la Nationale 7 puis la route qui va nous mener jusqu'à notre nouvelle résidence pour les prochains quarante-cinq jours. En passant d'abord par Vaison qui, faute d'avoir été gauloise, est devenue romaine!
Vous pouvez voir le texte du journal de la colo numéro de 1956 qui relate le départ d'Avignon jusqu'à l'arrivée à Baratier.
Comme il est mentionné dans ce journal, après une heure ou deux de brassage, de virages, de freinages et de redémarrages, le cœur de certains ne résiste pas. Enfin, quand on dit le cœur il s'agit bien sûr de l'estomac, un organe qui parfois proteste contre les routes sinueuses. Surtout si en plus ça monte et ça descend. Je n'ai, heureusement, jamais eu ce problème de régurgitation. Pas en car en tout cas.
Concernant les arrêts (quatre avant d'arriver à Baratier), j'ai surtout le souvenir de celui de Verclause dans la Drôme (à moins que ce ne soit Serres ou Veynes) où il me semble qu'il y avait un boulanger dont le four, situé près de la route, se faisait dévaliser de quelques pains tout frais, odorants et craquants, par les grandes personnes qui, elles, avaient de l'argent. Le chauffeur, les moniteurs et probablement du personnel qui venait travailler à la cuisine ou à l'entretien, s'empressaient de s'approvisionner en essayant de ne pas trop s'encombrer.
Arrêt à Charance, la colonie des filles, en 1959.
Les cars ne sont pas encore déchargés.
Tout ce long trajet, même avec les haltes, était relativement fatigant pour des enfants de notre âge. On avait beau faire l'indifférent, il fallait nous occuper un peu : des histoires, des chansons, etc. Plusieurs finissaient par sombrer dans le sommeil, vite réveillés par le cri de l'un ou la bousculade de l'autre.
Et je me souviendrais toujours de notre arrivée à Savines. Pas encore de lac, on traverse le pont métallique sur la Durance dont le régime torrentiel est souvent synonyme d'inondations et de dégâts. Les moniteurs et les anciens nous avertissent que là, vraiment, on n'est pas loin de Baratier.
Le pont franchi, à environ une centaine de mètres, il y a à cette époque un virage à 90° sur la gauche, la route traversant le village pour s'incurver ensuite vers la droite en grimpant légèrement en direction d'Embrun. Cette image se répétera les années suivantes jusqu'à ce que le nouveau pont soit terminé et que la mise en eau du barrage commence. Il y a bien longtemps mais je me souviens très précisément de l'arrivée à Savines avec ce fameux pont métallique qui semblait sorti du 19ème siècle.
En arrivant de la gauche, on s'engage sur le pont de Savines, et on voit très bien la route qui bifurque brusquement à gauche. Sur cette vue, je dirai que le virage est presque de 120°. Au centre, le Méale qui, lui, n'a pas bougé...
L'arrivée des colons à Baratier en bas du troisième pré le
9 juillet 1959. Le Guillaume est là, fidèle, imperturbable.
J'avais hâte d'arriver. Cette hâte deviendra de plus en plus fébrile les années suivantes parce que je savais qu'au bout m'attendait la belle vie: des copains de vacances, des sorties en montagne et pas de soucis d'école, quoique à cette époque elle ne m'était pas spécialement désagréable. Et aussi la vie sous la tente, des marabouts de l'armée américaine qui avaient une odeur de graisse caractéristique et qui commençaient à avoir des symptômes de vieillesse, en particulier les fameuses gouttières qui, comme par hasard, se retrouvaient au-dessus de notre lit de camp. Beaucoup de colonies pilotées par des paroisses avaient acquis du matériel des surplus américains car il était à un prix abordable et ne grevait pas le budget de la paroisse. Qu'importe, on vivait une vie digne d'un aventurier. Étant avec ma grand-mère, j'étais habitué d'être séparé de mes parents et je constituais donc le colon idéal: discret, pas emmerdeur, ne s'ennuyant pratiquement jamais (en particulier lorsqu'il n'y avait rien à faire), et ne versant pas de pleurs à la journée des parents.
Justement, en 1955, la journée des parents tombait un 24 juillet. La chanson que tous les colons devaient chanter à cette occasion, apprise puis répétée des dizaines de fois, commençait par "24 juillet c'est un dimanche, où nous rencontrons nos parents, oui nos parents!". Je n'ai plus souvenir des paroles, mais l'air m'est resté dans la tête. On en parle dans le journal de la colo, l'écho no 3.
Avec ma mère, le 24 juillet 1955.
Lorsque les cars arrivent enfin à Baratier et passent le portail d'entrée, nous regardons tous ce grand bâtiment avec curiosité. On descend du car, les bagages sont ramenés à terre tant bien que mal, et chacun récupère ses affaires. Puis on nous appelle afin de nous affecter à la section qui nous a été attribuée selon notre âge. C'est tellement loin que je peux me tromper, mais j'ai dans mon esprit que pour moi, la première section à laquelle j'ai été affecté, furent les Alouettes avec, comme un de mes premiers moniteurs, Jean Dumont. Le temps fera que, devenu moi aussi moniteur dans les années soixante, je retrouverai Jean Dumont qui donnera un bon coup de main à la cuisine ou à l'entretien.
La tente réservée aux Alouettes était située en haut du premier pré, en arrière de l'arbre vénérable (qui d'ailleurs est toujours là) devant lequel se tenaient les rassemblements. C'était la plus grande des tentes de la colo, une deux mâts qui, je le saurai plus tard, pesait des tonnes et présentait un niveau de difficulté élevé pour sa mise en place. J'ai eu une certaine "affection" pour cette tente car c'est elle que je retrouverai en 1962, lorsque je serai aide-moniteur aux...Alouettes! Avec un très bon collègue, Alain Petit, qui avait toujours la pêche!
L'installation du marabout à deux mâts, en haut du premier pré, une journée avant l'arrivée des colons, le 8 juillet 1959. Le père Jacques, à gauche, y participe "massivement"! A droite, Jean-Pierre Roddes vérifie les piquets.
Voici la fameuse tente des Alouettes. La photo a été prise à la fin de la colo lors du démontage en 63 ou 64.
Arrivé donc en 1955 à la colo, et après être passé par les Alouettes, les Rossignols, les Hirondelles, les Castors et les Vétérans, après avoir gravi plusieurs fois le Guillaume, le Morgon, le Parpaillon, le Mourre Froid et sillonné la région de gauche à droite et de bas en haut, je n'en repartirai qu'en 1967 au terme de ce qu'on pourrait appeler une épopée Baratone, ma carrière de moniteur s'achevant avec les Hirondelles et les meilleurs copains du monde. Une belle tranche de vie...
Écrit en sirotant soit une vodka, soit un café colombien. Ça dépendait de l'heure...